En dépit de son caractère éminemment important pour la sécurité, l’amortisseur est une famille de pièces sur laquelle lorgnent toujours davantage les équipementiers chinois. Face à la virulence de leurs politiques tarifaires, les acteurs historiques valorisent leur expertise premium pour préserver leur part de marché. Mais les frontières entre les uns et les autres sont parfois poreuses et il devient commun pour un fabricant de premier rang de produire certaines références au milieu de l’Empire…
Pour analyser une situation, il est toujours plus pertinent de faire un pas de côté que de rester le nez collé aux faits. Un exercice qui n’est pas forcément simple tant la réalité du moment peut être prégnante. Dans la rechange, le marché de l’amortisseur vit exactement ce phénomène avec des tendances fortes, des défis à relever, ainsi que des interrogations pour l’avenir. Mais en prenant du recul sur cette famille de pièces, un constat s’impose : les turbulences d’aujourd’hui étaient déjà celles d’hier. En 2017, dans ces mêmes colonnes, nous faisions état d’un marché où le dynamisme commercial se confrontait aux problématiques courantes. Evolutions technologiques, concurrence exacerbée, bataille sur les prix, les sujets n’ont jamais manqué. Comme souvent dans la région, le panorama s’avère dissemblable selon les pays. Il est toutefois difficile, voire impossible, d’estimer précisément les volumes qui y sont générés. Aucun chiffre fiable ne ressort et même les spécialistes s’avouent dépourvus de données précises. Mais au-delà des chiffres, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie cultivent leurs spécificités. Avec un premier fil conducteur. « Les variations vont de plutôt stable à en hausse mais, globalement, on reste sur un secteur dynamique, pose en préambule Farid Sihocine, responsable des ventes Afrique francophone et Dom-Tom de Kyb. Les amortisseurs, comme toutes les pièces d’usure, sont soumises au niveau des infrastructures. Vu celui qui prévaut au Maghreb, la dynamique s’avère donc très bonne. » La réalité est toutefois à relativiser. Loin de la caricature, la qualité des routes a beaucoup progressé ces dernières années dans la région. Evalué par le FMI sur ce point précis, le Maroc s’est d’ailleurs classé dans le top 20 mondial en 2023 (au 17e rang). Et si la Tunisie et l’Algérie n’y figuraient pas, l’évolution y demeure aussi positive. Il n’empêche que tous les éléments de liaison au sol font l’objet d’une attention plus élevée avec un coefficient d’usure plus important que de l’autre côté de la Méditerranée, par exemple.
Une culture de la pièce
Directrice des opérations du fabricant Record France, qui commercialise ses produits en Algérie et au Maroc, Blandine Berrettoni prolonge l’analyse : « Pour ces raisons, le Maghreb est une région très importante à nos yeux. D’autant que le potentiel de croissance se corrèle avec la culture locale. Là où les choses se dégradent très clairement en Europe, les automobilistes algériens ou marocains cultivent cette appétence pour les produits de qualité. Ça ne signifie pas qu’ils vont systématiquement se tourner vers des amortisseurs premium mais en revanche, ils ont cette sensibilité, cette connaissance du sujet. » Preuve de cela, en Afrique du Nord, les marques de premier rang telles que Bilstein, Kyb ou Sachs dominent les débats. Pour ce qui est de la situation de son groupe, la responsable française apporte toutefois un bémol important à l’analyse décrite précédemment. Si ses ventes demeurent en hausse dans l’Empire chérifien, elles ralentissent inexorablement au pays des Fennecs. En cause, sans surprise, la fermeture des frontières locales et la complexité pour obtenir des algex, sésames indispensables pour faire entrer des marchandises. En un an, les volumes de Record ont été plus que divisés par trois sur ce marché, passant de 62 000 à 20 000 unités. « C’est terrible, reconnaît Blandine Berrettoni. La situation est illisible. On entend parfois que les choses vont s’améliorer mais on ne voit rien venir. D’autres fois, on a des demandes d’algex qui restent en standby pendant des mois… » Cette dernière se montre toutefois optimisme, confiant « continuer d’y croire parce que le potentiel est là ».
Les MDD comme porte d’entrée
Aujourd’hui, ce qui met le secteur en émoi est ailleurs. Les aléas administratifs tout comme les ordres et les contre-ordres venus d’en haut sur les politiques commerciales sont monnaie courante au Maghreb. Tout le monde le sait et tout le monde s’en accommode (plus ou moins). Ce qui est plus inhabituel pour les acteurs de la rechange, c’est de voir le marché être déstructuré ou restructuré, tout est une question de point de vue, par l’arrivée de nouveaux représentants. Quand le gâteau grandit moins vite que le nombre de cuillères pour en profiter, la tension monte d’un cran et chacun veille à sa part. Les nouveaux viennent en l’occurrence d’Asie, et plus précisément de Chine. L’expansion mondiale de ce pays, dans de multiples secteurs dont l’automobile, s’observe un peu partout sur le globe. Le Maghreb n’y échappe pas. Et la présence des acteurs chinois s’est « clairement accentuée depuis une dizaine d’années » indique David Levy, directeur général Eurospare-Hotbray et observateur avisé du sujet pour avoir vécu pendant plusieurs années dans le pays. « Les grands équipementiers internationaux surveillent de près la pénétration des représentants chinois » confirme Issam Aouini, directeur commercial Afrique du nord de Bilstein. Pour ces nouveaux prétendants, les MDD (marques de distribution) constituent la première porte d’entrée vers le marché de l’amortisseur. « Si on devait schématiser la situation, on pourrait dire que le Maroc reste le marché le plus premium, l’Algérie avait une forte appétence pour ce type de marques avant de basculer sur de la MDD, et enfin la Tunisie est entre les deux », détaille David Levy.
La distribution y voit son intérêt
Ce lien entre équipementiers chinois et marques de distribution s’explique par plusieurs raisons. Tout d’abord par le coût de fabrication de ces lignes de produits. Dès lors qu’elles émanent de grands fabricants ou d’enseignes spécialisées, ces dernières ont pour vertu d’aller capter une autre typologie de clients avec l’argument du « qualité/prix ». Or, pour arriver à ce genre de proposition commerciale, de nombreuses firmes haut de gamme ou secondaires n’ont d’autres choix que de se tourner vers des marchés où le coût de production est plus compétitif que chez elles. Voyant le bon filon, certains chinois se sont donc lancés corps et âmes dans cette voie. En outre, ces MDD étant placées à la marge des produits traditionnels, dits de marque, leur distribution s’avère plus complexe mais aussi plus intimement liée à leur prescripteur. Second effet booster. « Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que même si une MDD demande davantage d’animation commerciale et marketing, les marges sont telles que les distributeurs y voient leur intérêt » complète David Levy qui fait état pour le segment des amortisseurs d’un dépositionnement prix, comparé à un premium, pouvant aller de 20 à 40 %, voire du simple au double juge quant à elle Blandine Berrettoni. « La différence de prix est très alléchante pour un distributeur. » « Ce constat, tout le monde le connaît, ajoute Farid Sihocine. C’est aussi le devoir de chacun de veiller à sa distribution, au choix des partenaires. Nous, chez Kyb, on travaille sur la durée, avec des partenaires de confiance, plutôt qu’avec des opportunistes qui ne voient leur intérêt que dans le prix. » Au-delà des MDD, cette nouvelle concurrence pose forcément problème aux acteurs historiques. Le marché se tend et tire vers le bas, ce qui s’avère difficile à gérer pour certains fabricants. « Ce sont des marques comme la nôtre qui mènent l’innovation technologique dans le domaine des amortisseurs. Toutefois, nos produits premium peinent à concurrencer les produits asiatiques en après-vente en raison de leurs coûts plus élevés » admet Issam Aouini. Numéro un de cette famille de pièces en équipement d’origine, son groupe est ainsi de moins en moins visible du côté de la rechange nord-africaine.
Recrudescence de contrefaçons
Ce constat mérite toutefois d’être affiné concernant le marché algérien. Dans le pays, la croissance des marques chinoises résulte tout autant d’une tendance générale que d’un phénomène contextuel. « Tout le paradoxe, c’est que le principe même des algex est de surveiller les importations et de protéger le marché local. Sauf qu’en fermant trop la porte, les autorités ont, malgré elles, fait le jeu de ces marques. Les automobilistes ont moins le choix et sont donc moins regardants. C’est exactement l’inverse du Maroc » analyse encore la responsable de Record. Tous les observateurs partagent des anecdotes invraisemblables, qui peuvent faire sourire, tels ces containers de fruits dans lesquels étaient cachées des pièces détachées aux provenances douteuses… « Ca c’est une première conséquence réelle, l’autre étant qu’avec les algex le marché algérien a enregistré une recrudescence des contrefaçons » pointe Farid Sihocine. « Les volumes ont sensiblement augmenté ces dernières années », confirme David Levy. « Et le maché de l’amortisseur n’y échappe pas, souligne le directeur commercial de Kyb. Le niveau de technicité et de complexité rend l’opération plus difficile mais certains s’y essaient… » En réalité, ce problème n’a jamais été réglé dans la région. Toutefois, la fermeture des frontières maritimes a maintenu actif le phénomène à l’avantage, là-encore, des Chinois. Ces derniers s’avèrent en effet très imaginatifs et très investis lorsqu’il s’agit de faire du « look like », des produits à l’apparence quasiment semblable à leur version d’origine. Cette croissance du marché secondaire n’est-elle pas contradictoire avec la supposée culture de la pièce premium décrite dans la région ? « Les clients savent tout ça mais la problématique du pouvoir d’achat est forte et guident certains choix, corrige David Levy. Et pour les fabricants, le sujet est difficile à gérer. Il faut être sur le terrain pour s’attaquer à la source. Les groupes ne sont pas forcément armés pour y faire face. »
Une qualité entre préjugés et raccourcis
Après la problématique du prix, celle de la qualité s’impose. Car exception faite du sujet des contrefaçons, la question de la valeur intrinsèque de ces produits chinois est réelle. « On sait que les produits chinois sont parfois de mauvaise qualité mais, après, tout dépend de l’utilisation, souligne la représentante de Record. Si on veut être très honnête et très transparent, il faut bien avouer que ces produits suffisent à un automobiliste qui se sert de son véhicule occasionnellement. Pour aller faire des courses, ça ira très bien… » Toutefois, réduire l’industrie de l’Empire du Milieu à du bas de gamme peut s’avérer grossier. Ces colonnes mettent dans chaque numéro en valeur des constructeurs automobiles locaux, plus ou moins expérimentés et plus ou moins bien implantés dans le monde, réussissant à produire des véhicules de qualité. Pourquoi donc seraient-ils réduit au néant dès lors que l’on parle de pièces ? « On a souvent tendance à aller au plus facile pour résumer une situation mais bien entendu que l’on trouve de bons équipementiers chinois » consent Farid Sihocine. D’ailleurs, son homologue de chez Bilstein admet être plus attentif à cette concurrence parce qu’elle devient « de plus en plus compétitive en termes de qualité ». En fait, en s’ouvrant au monde, ces acteurs, brillants par leur agilité mais aussi leur écoute du marché, se sont nourris de tous les exemples qu’ils croisaient. Aujourd’hui, il n’est plus rare de voir des managements chinois composés de représentants nord-américains ou européens. Il est également commun de voir les plus grands groupes être implantés sur ces mêmes terres. Tout ceci a eu pour indéniable effet de « upgrader » le niveau de leur production. Preuve en est, les liens entre les équipementiers historiques et ceux de Chine se sont multipliés ces dernières années de façon officielle… ou officieuse. Car le marché de la rechange cultive aussi sa discrétion. Les intérêts commerciaux s’entrechoquent parfois avec les impératifs d’image. Par exemple, personne ne dit que certaines marques premium sont fabriquées en Asie, mais tout le monde le sait. « C’est une réalité qui nous semble totalement illogique, explique Blandine Berrettoni de chez Record. On sait que certains de nos concurrents le font. Il y a des marques qui valorisent le « made in Germany » ou « made in France » alors qu’il n’y a rien d’allemand ou de français dedans ! »
Valoriser l’expertise
« La réalité c’est qu’un équipementier chinois sait faire de la qualité dès lors que son interlocuteur est prêt à y mettre le prix… » résume Farid Sihocine. Toutefois, le responsable relativise ce phénomène de collusion des genres. Déjà parce que, d’après lui, ce type d’accord dans l’univers des amortisseurs ne porte généralement que sur des références de niche ou des éléments périphériques. Et donc pas sur le cœur du produit. Ensuite parce que cette proximité entre historiques et chinois est aussi une belle occasion, pour ceux qui s’y refusent, de faire valoir leur spécificité. « L’amortisseur est un produit éminemment complexe, pose encore le responsable de Kyb. Notre expertise, notre savoir-faire, constituent nos meilleurs atouts. » A l’heure où les véhicules ne cessent de se perfectionner, de nombreux composants suivent la même tendance. « L’aspect technologique reste ce sur quoi nous devons nous appuyer. » Sentiment abondé par sa consoeur française. Basée dans le sud de la France, à Antibes, Record s’est toujours refusé à ce choix industriel. « Et il n’y a aucune raison qu’on change de stratégie car on est reconnu pour ce savoir-faire made in France. L’autre avantage tient aussi dans notre proximité avec la région du Maghreb. On a du stock en France, on peut livrer nos clients en moins d’un mois et on n’est pas soumis aux aléas des fluctuations du fret maritime. » En outre, la qualité intrinsèque des produits premium, et l’expertise de ceux qui les produisent, ont aussi d’autres avantages sur le terrain. Pas encore évoqué jusqu’ici, l’impact d’amortisseurs bas de gamme peut aussi être réel pour les professionnels de la réparation. Si le prix constitue un argument différenciant pour un distributeur comme pour un réparateur, l’éventuelle piètre qualité qui peut se cacher derrière le tarif n’a pas le même impact que l’on soit l’un ou l’autre. Ainsi, les marques premium savent soigner tous les détails et mettent généralement une grande attention dans le soutien offert au terrain. On l’oublie trop souvent mais la pièce, l’amortisseur dans le cas présent, peut donc s’accompagner d’éléments connexes, d’instructions de montage, d’une hotline technique en cas de problème… Ces mêmes premium gardent aussi une longueur d’avance sur différentes innovations clés pour le marché tels que les amortisseurs ultra-résistants ou à gaz, forcément plus techniques mais aussi de meilleure qualité. Tout ceci constitue autant de « plus » que ne proposent pas, dans leur grande majorité, les fabricants asiatiques. « Et quand vous savez qu’un amortisseur avant demande deux à trois heures de travail et un arrière une à deux heures, avoir un produit de qualité et un soutien qui va avec, c’est l’assurance d’être plus efficace et plus productif » confirme Blandine Berrettoni.
Le potentiel demeure
Par ailleurs, sur ce marché comme sur tous ceux très spécifiques, les premium demeurent plus réactifs que leurs homologues chinois quant au développement de références pour les modèles les plus récents. Le savoir-faire et l’expérience ainsi que les liens entretenus par ces fabricants en équipement d’origine avec les constructeurs expliquent cette meilleure réponse. « Si l’on prend un exemple très concret, avec les véhicules électriques, on a typiquement là un marché qui n’intéresse pas la production de masse chinoise parce que les équipementiers locaux ne maîtrisent pas, ou pas assez, ce genre de technologie » appuie Farid Sihocine. Le responsable fait d’ailleurs remarquer que même les constructeurs automobiles de l’Empire, positionnés pour une bonne partie sur les motorisations zéro émission, préfèrent faire appel à des équipementiers premium plutôt qu’à leurs compatriotes. Preuve que les acteurs historiques ont encore des arguments à faire valoir. Chez Kyb comme chez Record, l’optimisme est ainsi de rigueur. « Honnêtement, je reste très confiant quant à l’évolution de l’amortisseur, souligne Farid Sihocine. Des soucis, on en a déjà connu et on en connaîtra d’autres. Mais le marché est sain et la notion de marque est toujours forte. Quant à la demande, elle va rester élevée. Au Maghreb, un automobiliste va changer en moyenne deux à trois fois ses amortisseurs au cours du cycle de vie de son véhicule. Le potentiel est donc là ». Il est d’autant plus fort que, rappelons-le à toute fin utile, le taux d’intervention demeure dans la région très en deçà des préconisations constructeurs. Il n’est pas rare de croiser un véhicule avec des amortisseurs vieux de 120 000 ou 150 000 kilomètres alors que leurs prescripteurs militent pour un changement à 80 000… Tout ceci renvoie finalement à ce qui fait le sel de la rechange, à savoir, être sur le terrain, échanger et passer les bons messages. A chacun de travailler son argumentaire pour se saisir des opportunités de croissance qui se présentent.
Julien Nicolas